Saignement ou suffocation

« Le matin du 15 juillet est une scène de guerre, avec de nombreux linceuls noirs alignés. Une scène irréelle, que personne ne peut oublier”, commence Gérald Quatrehomme. C’est l’un des rares propos personnels que ce coroner, habitué des assises, s’autorise « pendant quarante ans » dans une déposition très technique. “Les multiples blessures ont été grandes, pour toutes les victimes”, qui sont mortes d’une hémorragie ou ont étouffé après avoir été frappées par le bélier de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, un Tunisien de 31 ans qui a volontairement foncé dans la foule venue. assister aux festivités du 14 juillet. Selon les instructions de François Molin, qui était alors chargé des enquêtes sur les attentats terroristes en tant que procureur de Paris, “tous les corps devaient être restitués aux familles au plus tard le 19 juillet”, explique le professeur de médecine légale. “On est habituellement une dizaine de personnes à l’institut, maintenant on est une centaine”, dont “25 médecins légistes, de toute la France” pour aider, rappelle-t-il. Pour l’identification des victimes et pour les besoins de l’enquête, ils examinent, scannent, autopsient.

« Quel intérêt ? »

Selon Gérald Quatrehomme, François Molins avait ordonné une autopsie “lorsque la cause du décès n’était pas absolument évidente”, pour “les patients ayant reçu des soins médicaux, même brièvement” avant leur décès et lorsqu’il y avait “soupçon de dommage par arme à feu”. Onze des 14 autopsies répondaient au deuxième critère, motivées, explique-t-il, par “le potentiel de litiges que les familles pourraient avoir plus tard contre les hôpitaux et les médecins”. Pour le seul cas remplissant le premier critère, un jeune enfant dont le scanner a révélé un “traumatisme craniofacial”, l’autopsie a permis de déterminer avec une “certitude substantielle” la cause du décès. « Quel est l’intérêt, à des fins de recherche, d’avoir ce degré de précision ? », s’interroge Virginie Le Roy, avocate de l’association des victimes Promenade des anges et de plusieurs familles de personnes ayant perdu la vie dans l’attentat. D’autant plus qu’en cas d’autopsie, les organes étaient systématiquement prélevés et scellés, au cas où des questions de recherche ultérieures nécessiteraient une analyse plus approfondie. Ce n’était le cas pour aucune victime. Normalement, les coroners ne prélèvent un échantillon de chaque organe que lorsque cela est possible, mais après l’attentat de Nice, Gérald Quatrehomme donne des instructions verbales pour prélever des organes entiers. “Vu le contexte, l’aspect international, le chaos qui régnait, j’ai décidé qu’on ferait un protocole identique pour toutes les autopsies”, explique-t-il.

“Suivre le protocole”

Au total, 173 organes ont été prélevés. Interrogé sur les conséquences pour l’intégrité des cadavres et l’impact sur les familles, il justifie : “J’ai dû prendre de nombreuses décisions dans un besoin extrêmement urgent, au milieu de demandes constantes” et assure que ses équipes veillaient d’autant plus possible. de « réhabiliter » l’apparence du corps. Citant plusieurs exemples, Me Le Roy questionne la “cohérence” et “l’intérêt” des échantillons. Prendre l’utérus d’une victime de 43 ans ? “On a parfois des questions secondaires pour savoir si la personne était enceinte”, répond le pathologiste. Le même geste pour une fillette de 6 ans ? “Les coroners ont suivi le protocole”, “identique pour tout le monde”, dans un contexte de “logistique compliquée”, rappelle-t-il. “Cet enfant, on a enlevé le cœur, le cerveau, le système digestif complet, le thymus”, poursuit Me Le Roy. « Pouvez-vous dire à sa famille en toute honnêteté que le prélèvement de ces organes était nécessaire aux fins de l’enquête ? » Le médecin se réfugie derrière le “protocole” et trouve facile de dire “après coup” que ces prélèvements n’ont servi à rien.