Il fait partie des plus de 20 000 demandeurs d’asile arrivés au Québec cette année via le chemin Roxham. Cette entrée irrégulière est leur seul moyen de mettre le pied dans le pays. C’est un record. Jamais auparavant le Canada n’avait accueilli autant de personnes à la recherche d’un nouveau refuge. Mais comment arrivent-ils ici ? Quelle est leur histoire ? A quels dangers échappent-ils et quels obstacles rencontrent-ils sur leur chemin ? Enquête s’est penchée sur ce parcours devenu extrêmement populaire. Emmanuel est arrivé au Québec avec sa famille après avoir traversé une dizaine de pays. Photo : Radio Canada Le gouvernement nous traite très bien ici, clame Emmanuel. C’est ma fierté. Mais je ne sais pas si nous pouvons oublier tous les obstacles que nous avons rencontrés en chemin, tout ce qui s’est passé. Quelques semaines après son arrivée au Québec, cette famille haïtienne tente de mettre derrière elle ce long, périlleux et périlleux périple pour demander l’asile au Canada. Sans jamais l’oublier. Dans le jargon des immigrés, il y a un mot simple pour définir ce voyage : la route. Un mot synonyme de drame et une épreuve indispensable pour arriver à destination. Emmanuel est un nom fictif, comme ceux des autres immigrés interrogés. Afin de ne pas gêner l’étude de leur demande d’asile, nous avons accepté de ne pas divulguer leur identité. L’exposition de Romain Schué et Martin Movilla intitulée Roxham inc. diffusé sur Enquête les jeudis à 21 h. sur ICI Télé.
mois sur la route
Comme des milliers de ses compatriotes, Emmanuel a quitté Haïti il y a plusieurs années. Il n’y avait pas de sécurité dans mon pays. C’était vraiment dévastateur, déplore-t-il. Il y a eu des voleurs, des attentats, raconte Esther, une autre trentenaire haïtienne qui a aussi fait ce voyage avec son mari et son fils de trois ans. Tout a commencé, pour elle comme pour tant d’autres, au Brésil et au Chili, au milieu de la décennie précédente. Ces deux pays, qui avaient des besoins importants dans le secteur de la construction, ont accueilli de nombreux immigrants. Sans réclamer aucun visa aux haïtiens. Mais les changements politiques en Amérique du Sud, les incertitudes concernant l’immigration et l’attrait canadien ont bouleversé leurs plans. Les poussant à aller vers le nord. Avec la voiture. En bus. Sur un bateau. Et à pied. Ce parcours, tel que déjà décrit par Enquête (Nouvelle fenêtre) aux premiers stades de la popularité de ce parcours, prend plusieurs mois. Selon les capacités économiques des migrants, leurs contacts et la volonté des trafiquants ou des groupes criminels sur leur chemin. L’Organisation internationale pour les migrations tente d’aider ces migrants, qui se comptent par milliers, à traverser de nombreux pays, entre Amérique du Sud et Amérique du Nord, à la recherche d’une nouvelle vie. Photo : OIM / Gema Cortès
Plus de 200 000 personnes
Ils arrivent tous au même endroit : la jungle de Darien. Cette région, située entre la Colombie et le Panama, se parcourt à pied. Pendant des jours. Il n’y a pas de routes praticables sur cette route avec des animaux dangereux et des groupes armés. En janvier 2021, près de 205 000 personnes ont traversé ces forêts, en grande majorité des Haïtiens, selon un recensement de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Il n’y a jamais eu autant de monde, souligne Jeremy MacGillivray, chef de mission de cette branche des Nations unies. « Cette route fait désormais partie de la route migratoire. Avant, c’était plus rare, car il y avait moins de restrictions [dans certains pays]. » — Citation de Jeremy MacGillivray, chef de mission de l’OIM Les bandits ont le vent en poupe. Ceux qui n’ont pas d’argent sont pressés, raconte Emmanuel, la voix encore blessée. J’ai donné de l’argent pour que ma famille s’en sorte, poursuit-il. Il n’est pas le seul à nous avoir parlé d’un tel drame. En Floride, un prêtre reçoit quotidiennement des immigrés qui vivent ces drames incroyables. « J’ai rencontré une jeune femme qui m’a raconté comment elle avait été violée à plusieurs reprises dans les bois de Darien. Devant son mari et ses enfants. » — Une citation du Père Reginald Jean Mary Il y a une nouvelle vague maintenant, dit le Père Réginald Jean Mary, d’origine haïtienne, qui nous a invités dans son église de Miami. Chaque jour, je reçois au moins 25 personnes qui viennent. Dont une bonne partie il souhaite aller au Canada, continue. Les migrants sont également confrontés à d’autres risques pendant leur voyage. Celles de la nature et des rivières parfois contagieuses et difficiles à franchir. Nous avons rencontré plusieurs morts sur le chemin, raconte Emmanuel, tandis qu’il nous parle de sa femme, qui a évité d’être emportée par le fort courant d’une des nombreuses rivières qu’ils ont traversées. Il a glissé, mais heureusement deux personnes nous ont aidés. Selon l’OIM, il y aurait officiellement une cinquantaine de morts dans cette jungle chaque année. Mais ce chiffre serait sous-estimé, assure Jeremy MacGillivray. Nous discutons avec des Haïtiens, des immigrés et ils nous décrivent tous des corps retrouvés ou morts dans leur groupe. Au lieu de cela, il y aurait des centaines de morts. Les larmes aux yeux, Esther soupire. C’est une cicatrice sur mon coeur.
Modifier le profil de l’immigrant
Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le profil des personnes traversant l’ensemble du continent américain est en constante évolution. Les Haïtiens ont longtemps été les principaux migrants effectuant ce voyage. Maintenant, il y a beaucoup de Vénézuéliens et de Colombiens. Relatif aux problèmes de visa. Ils ne peuvent plus prendre l’avion, alors ils font le trajet à pied, explique Jeremy MacGillivray, chef de mission à l’OIM. Plus de 20 000 personnes sont arrivées à Roxham Road entre janvier et juillet 2022. Un record. Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Groupes armés proliférés
Ce voyage est désormais à retrouver sur les réseaux sociaux. Dans différents groupes, comme Enquête l’a vu, tout ce parcours est décrit. C’est le moyen pour les expatriés d’échanger des informations et des recommandations, poursuit Jeremy MacGillivray. Emmanuel explique par exemple qu’il a choisi volontairement un itinéraire plus long pour son groupe d’une trentaine de personnes afin d’éviter les groupes armés. C’était mieux, parce qu’alors on a entendu des coups de feu, des coups de feu. Nous avons survécu, dit-il. Esther a payé 6 000 $ pour ce voyage. Emmanuel, il fallait qu’il trouve l’argent. Même sur la route. « J’ai mis d’autres enfants sur mon dos, sur ma tête. Je portais des valises. J’ai donc collecté de l’argent pour faire la route. » — Citation d’Emmanuel, demandeur d’asile Il y a des gens là-bas [sur la route] qui ne peuvent pas porter leur enfant. J’ai aussi vendu mes chaussures, dit-il. Mais une fois la jungle de Darien passée, le pire n’était pas encore derrière eux. Des milliers d’immigrants, pour la plupart haïtiens, ont dormi sous un pont au Texas en septembre 2021 après avoir traversé le Rio Grande. Photo : (Adrées Latif/Reuters)
Del Rio et le manque de clarté de l’Amérique
Emmanuel, Esther et leurs familles ont traversé le Mexique grâce à des passeurs, avant de traverser le Rio Grande à la nage pour rejoindre le Texas. Il faisait partie des milliers d’Haïtiens dormant sous le pont reliant Acuna, au Mexique, et la ville américaine de Del Rio en septembre 2021. Esther nous montre des images. Son fils, alors fragile, avait perdu plusieurs kilos par manque de nourriture et d’eau. On a dormi par terre, puis ils nous ont mis en prison, raconte son mari, Jean. Mais sur place, encore une fois, on leur parle de Roxham Road. En cours de route, de nombreuses personnes nous ont conseillé de traverser les États-Unis vers le Canada. ” Sur la route, [les migrants] Roxham est la meilleure façon de venir au Canada. » — Une citation de Jean, demandeur d’asile Bien que les États-Unis aient maintenu d’importantes restrictions au sud de leur frontière depuis le début de la pandémie, des milliers de personnes ont réussi à rentrer au pays sans être expulsées, contrairement à de nombreux autres immigrants. Il y a un manque de clarté, et tout le monde parmi les immigrants le sait, dit Jeremy MacGillivray. Les gens savent que si vous venez du Mexique avec de jeunes enfants ou si la femme est enceinte, vous avez une chance de ne pas être expulsé. Kofi est un demandeur d’asile originaire d’Afrique de l’Ouest. Il vient de déménager à Montréal. Photo : Radio Canada Alors, après tout, Kofi, un immigrant africain rencontré en Floride puis de nouveau à Montréal, a pu entrer aux États-Unis. Célibataire, il a fait ce parcours en rejoignant un groupe d’Haïtiens, avant de profiter d’un malheureux concours de circonstances. Le mari enceinte est tombé d’un bateau, s’est noyé, raconte le jeune homme. J’ai aidé la femme à faire le voyage et puis on s’est dit qu’on était un couple. Ces demandeurs d’asile sont maintenant au Québec. Tête pleine d’objectifs. Emmanuel a maintenant reçu son permis de travail. Il veut travailler dans la construction et rêve de donner une formation médicale à son fils. Jean, quant à lui, veut retourner à l’école. Et s’intégrer pleinement au Canada. Aux États-Unis, on nous faisait dormir par terre, se souvient-il. Au Canada, nous avons…